Voyage
BANLIEUES
SANS MÉMOIRE - Alger la blanche noyée dans le béton
La journaliste
Daikha Dridi raconte comment la ville engloutit son passé colonial et
le souvenir des massacres de la guerre civile en couvrant ses banlieues
de tours et de barres sans caractère.
Comme seul
au monde, un jeune homme se roule tranquillement un joint, assis face
à une immense étendue verte qui s’en va en pente douce finir dans la
mer. Il s’appelle Rachid, il a 18 ans, un sourire désarmant et un regard
doux, comme détaché de tout ce qui l’entoure.
Cela fait
trois ans que sa famille est venue habiter ici, aux confins ouest d’Alger,
dans la commune de Beni Messous, et il ne s’y fait toujours pas. Lui
est né et a grandi au cœur de la ville, à Belouizdad, vieux quartier
populaire, très dense, très animé, très algérois. D’un geste las de
la main, Rachid montre sans daigner la regarder la cité où il habite
maintenant : un assemblage de grands blocs d’immeubles qui sentent encore
le neuf, peints en blanc et bleu, que l’Etat algérien a visiblement
fini de construire à la hâte pour reloger toutes sortes de familles
sinistrées – des habitants venus de vieux immeubles en ruine du centre-ville
(comme la famille de Rachid) ou des quartiers détruits par les inondations,
des habitants de bidonvilles rasés ou encore ceux dont les appartements
n’ont pas survécu au tremblement de terre qui a frappé l’est d’Alger
l’été dernier. Comme une greffe qui n’a pas pris, Rachid a l’air d’avoir
été éjecté ici. Son nouvel environnement – qu’il préfère ne pas regarder
– fait pourtant partie des lieux parmi les plus en vue dans le paysage
urbain en pleine recomposition de la capitale. Tournant le dos à la
forêt et à la mer, ce n’est pas un quartier, c’est toute une ville qui
est en train de naître ici, rampant comme un fleuve de béton dans le
lit de l’oued Beni Messous et prenant d’assaut ses flancs jusqu’à la
crête, qui porte un très joli nom, Sidi Youssef. Ce joli nom fait écho
à de très mauvais souvenirs. Il y a six ans, dans la nuit du 5 au 6
septembre 1997, cinquante-six personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards,
ont été massacrées avec une indescriptible cruauté et dans un huis clos
hallucinant, ici même, au pied de la butte où a choisi de s’asseoir
Rachid. Derrière l’épaule de Rachid surgit la bouille goguenarde de
Faouzi, son voisin du même âge, qui, lui aussi, a été transplanté ici
depuis deux ou trois ans. “Auparavant, je vivais à Zeghara”, fanfaronne
Faouzi comme s’il annonçait qu’il avait habité aux Champs-Elysées, alors
que Zeghara est un quartier populaire, presque miteux, dont les vieilles
maisons ont fini par se transformer en bidonville agrippé à la colline
sur laquelle trône la splendide basilique Notre-Dame d’Afrique. Peuplée
d’habitants des classes moyennes laminées par l’arrivée du libéralisme
économique, Zeghara a l’atout d’offrir l’une des vues les plus éblouissantes
sur la ville. Alger a beau se métamorphoser à grande vitesse, elle garde
de son passé de capitale socialiste cet aspect inédit qui fait que les
plus belles vues de la ville, ce sont encore les moins prospères parmi
les Algérois qui en profitent. Pour Faouzi comme pour Rachid, se retrouver
à Sidi Youssef revient à changer de peau, c’est comme quitter le nombril
de la capitale pour aller se fixer dans son dos, en pleine cambrousse.
“N’allez pas plus loin, attention aux chacals ! Ce pays est peuplé de
chacals !” s’écrie Faouzi en riant pour nous empêcher d’avancer vers
les broussailles. “Ici s’arrête toute trace de vie”, assène-t-il dans
l’arabe scolaire que personne ne parle à moins de vouloir avoir l’air
saugrenu. Lui habite une maison nouvellement bâtie par sa famille, de
l’autre côté de la route, et travaille comme mécano dans le garage de
son père. Comme Rachid, il repart au moindre prétexte, à la moindre
occasion, voir ses copains dans son ancien quartier. “On a quitté Zeghara
parce que mon père est amoureux de la nature !” lâche-t-il, la moue
sarcastique, mêlant d’un geste méprisant de la main le mot nature au
spectacle de la forêt dévastée. Car l’immense étendue de verdure un
peu pelée qui s’en va mourir à l’horizon barré par la mer était, il
y a moins de six ans, une vraie forêt de plus de 500 hectares de résineux
: Bainem, que les Algérois appelaient fièrement le “poumon d’Alger”.
Lorsque la guerre a éclaté, au début des années 1990, les groupes islamistes
armés qui sévissaient dans la capitale avaient choisi Bainem comme refuge.
Les militaires ont fini par considérer les arbres comme des ennemis
et, à partir de 1999, ont décidé de tout raser, histoire de se donner
de la visibilité. Avec l’arrivée de l’an 2000 et le retour de la sécurité
dans la capitale, les forestiers ont mis toute leur énergie à reboiser
Bainem, mais il faudra attendre encore plusieurs années avant que les
pins replantés ne daignent enfin se montrer. Et même si Rachid et Faouzi
ne parviennent pas à s’attacher à ces lieux qui leur semblent vides
de sens et d’histoire, Sidi Youssef, qui fait la charnière entre la
forêt de Bainem et l’oued Beni Messous, a eu une vie et une histoire
bien avant l’arrivée spectaculaire et toute récente du béton. Ces lieux
ont toujours été habités, bien avant l’indépendance, et ont continué
de l’être après, sans jamais souffrir de surpeuplement. Quelques vieilles
maisons qui, discrètes, préfèrent s’enfoncer un peu en avant dans la
forêt sont les survivances de ce passé pas si lointain, quand Sidi Youssef
faisait partie de l’arrière-plan bucolique de la ville. “On était bien,
ici, avant. C’est l’arrivée de l’argent qui a tout changé”, murmure
avec un sourire timide un vieux retraité aux cheveux blancs vêtu d’un
bleu de travail totalement délavé. Aussi loin que remontent ses souvenirs,
sa famille, ses parents ont toujours vécu à Sidi Youssef, mais, comme
tous les anciens habitants de la région, il attend encore l’acte de
propriété de la maison où il habite et qui, avant l’indépendance, appartenait
à des colons. C’est ainsi que “les anciens de Sidi Youssef”, comme ils
aiment à se présenter, à qui l’Etat refuse l’accès à la propriété des
maisons où ils sont nés, assistent, sidérés, parfois hargneux, à la
naissance d’une nouvelle ville dans leur quartier, autrefois îlot silencieux
et champêtre. Leurs maisons à eux, que l’on reconnaît aux tuiles rouges,
à leurs vieux murs décrépis, à un pilier surgi de nulle part, à un enclos
où glousse un dindon, ces maisons qui résolument ne répondent pas aux
canons de l’architecture à la mode de l’Algérie des années 2000, sont
cernées de toutes parts. Cernées par le gigantesque chantier d’une cité
résidentielle aux tours hautes que d’infatigables manœuvres chinois
bâtissent à toute vitesse à l’intention des classes moyennes pas encore
laminées. Cernées par ces bâtiments sommairement construits, typiques
des logements sociaux, aux murs pas même peints et aux fenêtres débordant
de haillons. Cernées par toutes ces bâtisses neuves, couleur béton et
brique, posées au bord de la route, aux façades affreuses mais dont
on devine les intérieurs confortables.
Carnet
de routeS’Y RENDRE A première vue, faire du tourisme à Alger semble
une idée incongrue. Les voyagistes préférant vendre les charmes du Sahara
plutôt que les vacances dans les villes peuplées du Nord, l’offre est
très limitée. Alger, ville de lumière aimée des peintres et des photographes,
a pourtant gardé le charme d’une ville méditerranéenne indolente et
généreuse, baignée de soleil et bercée de vents marins, malgré l’actualité
qui la dépeint encore comme une ville de violences. Plusieurs compagnies
aériennes, dont Air France, Air Algérie ou Aigle Azur, proposent des
vols Paris-Alger autour de 450 euros l’aller et retour (un peu moins
cher au départ de Marseille, Lyon, Toulouse ou Bordeaux). Les compagnies
maritimes proposent la liaison Marseille-Alger en bateau à partir de
150 euros l’aller et retour, ce qui offre l’avantage d’arriver par la
baie d’Alger, toujours aussi belle. On peut obtenir facilement et rapidement
un visa auprès des consulats algériens, très nombreux en France. SE
LOGER Sur place, l’hébergement dans les grands hôtels (Aurassi, El Djazaïr,
Sheraton, Hilton) est onéreux (autour de 7 000 dinars, soit 70 euros
environ la nuitée). Loger chez des particuliers reste la meilleure formule
: on pourra bénéficier d’un appartement équipé au centre-ville ou sur
les hauteurs de la ville pour 150 à 200 euros la semaine. Mais encore
faut-il avoir des relations sur place pour trouver la bonne adresse.
L’euro étant coté à 100 dinars sur le marché parallèle, largement accessible,
et à 85 dinars au taux officiel dans les banques de l’Etat, le coût
de la vie reste modéré pour les visiteurs européens. À VOIR Ne pas rater
les restaurants à “poisson-vin”, les cabarets-raï et les balades dans
la Casbah ou dans la ville coloniale (les grands boulevards du centre-ville
et les hauteurs d’Alger, où les vues sur la mer sont imprenables). Autre
plaisir des yeux, les nombreux monuments des différentes époques (arabe,
turque ou européenne), toujours intéressants à visiter.
“Regardez-les,
ils sont devenus fous ! Ils rivalisent en pots-de-vin pour construire
au bord de la route ! Une façade sur la route, c’est un commerce garanti,
c’est de la plus-value si un jour on veut revendre”, lâche, amer et
moqueur, Rafiq, un jeune chômeur de 24 ans, élancé, cheveux gominés
et propre sur lui. Comme dans tout le reste du pays, les classes moyennes
supérieures quittent leurs appartements des vieilles banlieues devenues
surpeuplées pour aller bâtir des maisons collées les unes aux autres,
toutes des clones d’un même prototype, comme sorties de la tête d’un
seul architecte. Le fantasme le mieux partagé de ces nouvelles classes
de riches, ce sont ces maisons en forme de mini-immeubles, dont les
rez-de-chaussée servent invariablement de garages et de locaux commerciaux,
tandis que s’élèvent aux étages supérieurs les appartements que l’on
habite, que l’on loue ou qui restent vides en attendant que les garçons
se marient et viennent élargir la tribu. Et, tandis que Sidi Youssef
résonne à jamais comme le nom emblématique de la violence qu’a vécue
Alger dans les années 1990, il est devenu difficile de tenter d’y retrouver
l’endroit exact où a eu lieu le massacre. Tout le monde se souvient
pourtant de cette épouvantable nuit. “Ça s’est passé un peu plus bas,
là où aujourd’hui se trouve la cité des sinistrés. Cette nuit-là, on
était en train d’installer des projecteurs pour éclairer la forêt d’où
pouvaient surgir les terroristes lorsqu’on a commencé à entendre les
cris”, dit Rafiq. Les autres habitants, qu’ils soient nouveaux ou anciens,
“préfèrent oublier”, ainsi que le résume un jeune ingénieur. “Les morts
sont morts. A cette époque-là, tout Alger vivait dans l’effroi, Sidi
Youssef n’était pas une exception. Aujourd’hui, l’important, ce sont
les vivants qui souffrent de la misère, les jeunes qui n’ont pas de
travail, les élus corrompus ; l’important, aujourd’hui, c’est de parler
de tout ça, pas des massacrés…” Plus rien, en effet, n’évoque la mémoire
des pauvres massacrés. Elle est ensevelie sous le béton et les difficultés
de la survie quotidienne. Il n’est rien qui rappelle au souvenir des
vivants la souffrance de ces civils désarmés, issus d’une même grande
tribu d’éleveurs de bétail originaires des hauts plateaux, implantés
à Sidi Youssef depuis plusieurs générations, sortis de leurs maisons
un à un comme des moutons, par une bande de salauds venus de la forêt
armés jusqu’aux dents, qui les ont d’abord rassemblés au même endroit,
les ont fait se coucher tête contre le sol et se sont mis à les passer
au couteau. Après leur mort, les autorités n’ont pas jugé utile d’ouvrir
une enquête et, aujourd’hui, il n’y a même pas une inscription pour
indiquer le lieu du bain de sang à ceux qui voudraient honorer leur
mémoire d’une pensée. Si vous demandez aux gens le chemin pour parvenir
à cet endroit, on vous indiquera un virage, puis un eucalyptus, là-bas,
derrière une drôle de bâtisse sans âme. Au pied de l’arbre en question,
il n’y a plus que des restes épars de murs détruits sur lesquels pousse
une végétation foisonnante. Les maisons des massacrés de Sidi Youssef
ont été démolies par un maire imbécile qui pensait ainsi faire disparaître
jusqu’au souvenir de l’événement. Personne, d’ailleurs, parmi les habitants,
n’a l’air de trouver une telle décision surprenante, anormale ou choquante.
“Ces maisons ont été détruites en 2001 parce qu’elles ne servaient plus
à rien. Elles n’appartenaient plus à personne”, disent les gens avec
un haussement d’épaules. Pas même les rares survivants, car ils existent
bel et bien, contrairement à ce que disent les riverains. Ils surgissent
comme des fantômes silencieux lorsqu’ils entendent dire que des visiteurs
se sont rendus sur les lieux de leur drame. Leurs pénibles souvenirs,
les cicatrices sur leurs corps ne sont rien à côté de l’immense désarroi
qu’ils éprouvent face à leurs enfants détraqués, disent-ils. C’est d’ailleurs
bien tout ce qu’ils disent. “Les morts sont partis, ils ne reviendront
plus. L’important, ce sont les vivants”, répètent-ils, comme pour se
mettre au diapason d’une société qui, pragmatique, a décidé d’avancer
sans se soucier de la grande solitude dans laquelle elle a jeté toutes
les victimes d’une guerre pas encore digérée. Une société qui croit
ainsi enterrer, avec la mémoire des morts, sa propre honte d’avoir laissé
faire, sa honte d’avoir tout accepté, tout avalé, sans demander la moindre
explication.
Daikha
Dridi